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HOUARI BOUMEDIENE L’ami et le défenseur des pauvres (3e partie et fin)

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Publié le 15.02.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie

 

Par Anissa Boumediene, avocate et chercheure universitaire

Maurice Schumann n’était pas le seul à faire cette analyse au sujet de l’Algérie. La revue Pétrole et gaz arabes du 1er avril 1973 rapportait les propos tenus par lord Limerick, sous-secrétaire d’Etat britannique pour le commerce, au cours d’un séminaire sur l’Algérie tenu du 13 au 15 mars 1973 à la Chambre de commerce de Londres. «L’Algérie, dit-il, sera en 1980 l’une des puissances économiques les plus importantes de l’Afrique et du Moyen-Orient. L’Algérie est un pays en pleine évolution avec une force économique considérable tenant à ses ressources naturelles ainsi qu’aux capacités et à la volonté de son peuple. Combien de pays peuvent dire qu’ils ont publié un plan de développement et l’ont exécuté en dépit des obstacles rencontrés ? Combien d’autres pays en voie de développement peuvent dire qu’ils ont réduit l’écart entre eux-mêmes et les nations développées ? Les Algériens, a-t-il conclu, peuvent se poser ces questions et y répondre à leur avantage.»

Ces prédictions devaient se réaliser jusqu’à la mort du président Boumediene. En effet, Le Monde du 3 janvier 1979 constatait sous la plume de Daniel Junque que :
«L’Algérie a quitté la rive du sous-développement mais elle est encore au milieu du gué. Il lui faut aller vite si elle veut prendre place parmi les nations modernes et prospères.»

«En réussissant là où Mossadegh avait échoué vingt ans plus tôt, Boumediene prend une stature internationale dans le tiers-monde», écrivent Anie François et Jean-Pierre Séréni dans leur livre intitulé Un Algérien nommé Boumediene. Ils ajoutent : «A l’intérieur, les dividendes sont substantiels. Houari Boumediene apparaît comme le seul vainqueur de l’épreuve la plus dure depuis le soulèvement de novembre 1954. On appelle d’ailleurs la nationalisation du pétrole la deuxième indépendance.»

Le chef de l’Etat algérien affirmera lui-même, lors du deuxième anniversaire des nationalisations : «La décolonisation du pétrole a constitué pour l’Algérie un nouveau 1er Novembre.»

Nicolas Sarkis observait que l’une des conséquences et non des moindres avait été le fait «d’avoir effacé définitivement le traumatisme créé dans les pays producteurs par l’échec de la nationalisation iranienne de 1951 et d’avoir balayé le complexe de peur qui paralysait jusque-là la plupart des gouvernements de ces pays». Et il ajoutait : «Pour la première fois, un pays arabe nationalisait les sociétés de production et gagnait ce pari considéré jusque-là comme extrêmement risqué. Qui plus est, il s’agissait d’un nouveau venu sur la scène pétrolière.»

En effet, l’Algérie qui n’était indépendante que depuis une dizaine d’années et qui ne produisait du pétrole que depuis 1956 était bien une nouvelle venue sur la scène pétrolière face aux frères du Golfe tels que l’Iran qui en produisait depuis 1909, l’Irak depuis 1927, l’Arabie saoudite depuis 1936, le Koweït depuis 1938 et le Qatar depuis 1947.

Taki Rifaï, expert pétrolier mondialement connu, constatait dans son ouvrage Les prix du pétrole : «Le succès des nationalisations algériennes des intérêts français en 1970 et 1971 et l’inefficacité des mesures de dissuasion et de rétorsion tentées par les compagnies concernées sont apparus aux nationalistes arabes comme l’événement le plus important dans l’histoire récente de l’industrie pétrolière arabe.»

Robert Marconi constatait dans son livre Pétrole, la grande confrontation que «la Sonatrach est en 1972 la première société productrice de pétrole brut dans le tiers-monde, au neuvième rang mondial, c’est un bel exemple pour ses partenaires de l’Opep».

Une revue avait même affiché sur sa couverture : «L’Algérie, tête pensante de l’Opep.» Elle possédait en propre 77% de sa production pétrolière.

A la même époque, face aux frères du Golfe, l’Algérie pouvait aussi se targuer d’être pionnière dans la liquéfaction de gaz naturel et d’être au premier rang des exportateurs de GNL du monde. Elle était également le premier pays du continent arabo-africain à se doter d’une industrie pétrochimique au gaz dès 1967 et à entreprendre la fabrication de ses propres pipelines dès 1969.

Sans avoir hérité de la puissance coloniale des cadres pétroliers, l’Algérie a su former en un temps record des cadres de qualité ainsi que le constatait un rapport de la Banque mondiale daté du 21 février 1991 où on pouvait lire qu’«à la fin des années 60 et au début des années 70, la Sonatrach a parrainé jusqu’à 2 000 étudiants diplômés par an à l’étranger, surtout aux Etats-Unis».

Il ne faut pas oublier les efforts considérables déployés dans le domaine de l’enseignement par l’Algérie, ce qui lui valut en 1976 des médailles de l’Unesco. «Il faut que l’école aille vers la population. Il est inadmissible que des gens du bled soient obligés de quitter leurs douars et de monter vers des grands centres pour s’y entasser dans des bidonvilles, simplement parce qu’ils veulent assurer la scolarité de leurs enfants. Il faut donc que la scolarisation s’étende à tout le pays.» Citons à titre d’exemple Ouargla : pendant plus d’un siècle, cette ville qui avait vécu sous le régime d’occupation militaire français n’avait pas eu d’école.

Boumediene la dota d’écoles primaires et de lycées. Pour éviter que les bons professeurs se désintéressent de l’école publique, le 12 mai 1976, il décida la suppression de l’école privée.

Le président Boumediene était très attaché à la notion d’équilibre régional ; il croyait que cette politique devait réussir à long terme et créer des emplois dans tout le pays ; c’était pour mieux marquer cette volonté de réaliser cet équilibre que le gouvernement se réunit périodiquement dans les wilayas les plus déshéritées, Boumediene voulait éviter à tout prix l’exploitation des campagnes par les villes.

Il disait : «Il faut que le progrès rayonne partout, pour tout le monde et dans tous les domaines, tel est le sens primordial de notre révolution. Les habitants des campagnes ont droit à ce progrès plus que quiconque : les campagnes algériennes ont toujours été les bastions de notre personnalité. Ces régions ont été soumises par la force mais elles n’ont jamais été vraiment colonisées. C’est une justice qu’il faut leur rendre et que nous estimons que le moment est venu de leur rendre cette justice.»

Dès 1966, il instaurait les programmes spéciaux décidés par le gouvernement qui tenait ses réunions dans les régions les plus déshéritées du pays, comme celles des oasis, des Aurès, de la Kabylie, au cours desquelles la réalisation de certains projets afférents à ces régions était décidée. Ces déplacements répondaient à une préoccupation essentielle du chef de l’Etat : la suppression des disparités régionales car il dénonçait souvent «l’injustice flagrante que constituait l’existence de deux Algérie : l’Algérie des villes et des régions riches ; l’Algérie des campagnes et des régions pauvres».

Il ajoutait : «Je ne crois pas à la politique des grands barons, des sénateurs, je crois à la politique qui est faite par le peuple.»

Devant les cadres de la nation, le 1er novembre 1970, il déclarait : «Notre objectif est de bâtir une économie nationale indépendante, en complète harmonie avec les impératifs du monde d’aujourd’hui et ayant pour vocation et finalité de servir les intérêts des masses laborieuses.»

La Révolution agraire figurait dans le programme du PPA, elle figurait dans celui de Larbi Ben M’hidi, reproduit par le journal de guerre El Moudjahid ; elle n’occupait seulement que 13% des terres. Les paysans qui constituaient la majorité des «militants en uniforme» espéraient récupérer ces terres enlevées par le pouvoir colonial ; ils n’avaient pas hésité à se battre, à donner leur sang, et à subir mille maux. Le président Boumediene avait fait un discours percutant lors de la conférence des présidents d’APC, le 21 février 1972 : citons simplement ce passage :

«Ou bien la Révolution agraire réussira et assurera la justice, les droits et l’égalité dans tout le pays ou bien elle échouera et nous déboucherons sur le règne d’une bourgeoisie algérienne nouvelle, peut-être plus dure et plus vile que la bourgeoisie coloniale qui nous exploitait par le passé.»

Sans commentaire ! Sinon que les fruits et légumes avaient considérablement augmenté en quantité et que la Révolution agraire avait du bon pour les pauvres.

Le 18 mai 1973, le président Boumediene inaugurait le premier village (socialiste) de la Révolution agraire à Aïn Nehala.
«Mais en réalité, dira-t-il, le premier fut le village du Moudjahid édifié en 1960 par les paysans et leurs fils, membres de l’ALN, près des frontières tunisiennes.»

Chaque village de la Révolution agraire était composé de 100 à 300 logements et pourvu des équipements collectifs indispensables (école, hammam, mosquée, centre commercial).

Au 31 mars 1977, 58 villages étaient achevés et 88 en cours de construction.

Le 14 août 1974 avait lieu le lancement des travaux du Barrage vert dont les arbres étaient destinés à bloquer l’avancée des sables et à favoriser la pluviométrie.

Le président Boumediene n’oubliait pas l’importance de la culture. Comment aurait-il pu l’ignorer, lui qui était si cultivé? Mais il ne faisait point étalage de celle-ci dans le but unique d’impressionner les interlocuteurs, mais on découvrait en dialoguant avec lui la profondeur de ses connaissances dans tous les domaines : histoire, littérature, poésie, musique.

Ses goûts étaient nombreux et fort éclectiques, aussi bien en poésie arabe qu’en poésie française avec un penchant pour Aragon et Victor Hugo, dont l’œuvre Les Misérables le touchait beaucoup.

Il aimait aussi bien écouter Oum Keltoum et Fayrouz que Aïssa Djermouni ou encore le flamenco. Il encourageait les maisons de la culture à l’intérieur du pays. Il s’intéressait et encourageait la restauration du patrimoine comme les restaurations de la Kalâa des Béni Hammad ou la mosquée de Sidi Okba, et celle de Ténès, la restauration de la medersa de Sidi Boumédiène àTlemcen et celle de la villa Abdeltif à Alger. Puis après, il y eut la mise en valeur de l’héritage de la Préhistoire avec les gravures rupestres du Tassili, le Medghacen de l’époque gréco-punique, le théâtre romain de Guelma, les palais du bey Ahmed à Constantine et du dey à Alger, etc.

Evidemment, la production cinématographique ne fut pas oubliée d’autant plus qu’il aimait voir un film quand son travail le lui permettait ; il encourageait les réalisateurs à faire des films grand métrage ou des séries. Il encouragea aussi une politique du livre à bas prix.

Enfin l’Algérie était à son époque la seule de tous les pays du Maghreb à disposer d’une grande maison d’édition, la Sned produisant environ deux cents ouvrages par an.

L’Algérie, à son époque, jouissait de la sécurité et de la stabilité, elle ne connaissait ni terrorisme ni problème de drogue. La jeunesse algérienne était saine, elle ne se sentait pas abandonnée par l’Etat. Pour ceux qui n’allaient pas à l’université, il y avait les instituts de formation professionnelle : le jeune ayant obtenu son diplôme trouvait immédiatement du travail dans une société nationale car le pays avait besoin d’ouvriers qualifiés.

La corruption à cette époque tournait autour des 20%, ce que Boumediene entendait dénoncer au prochain congrès du FLN, en voulant faire juger «lesdites affaires» par des tribunaux populaires. Aussi sa mort permit-elle à certains de pousser des soupirs de soulagement.

D’ailleurs, le rapport de la Banque mondiale du 21 février 1991 concernant l’Algérie ne manqua pas de dénoncer les failles créées par le régime des années 1980 en ces termes :
«Avant la restructuration de 1982, la Sonatrach avait pu mettre en place un service d’audit interne qualifié grâce à l’assistance de sociétés d’audit étrangères, ce service comprenait 30 vérificateurs complètement formés dont le rôle était, entre autres, d’effectuer les vérifications des gros contrats clés en main, des filiales pétrolières et des opérations conjointes avec des sociétés pétrolières dans le domaine de l’exploration et de la production.

Toutefois, ce groupe s’est depuis lors considérablement dégradé à la suite du départ d’une grande partie du personnel vers les sociétés issues de la restructuration de la Sonatrach et vers d’autres entreprises extérieures au secteur ayant besoin du concours d’experts financiers ayant des compétences rares. En conséquence, le groupe restant n’effectue plus que des audits ad hoc sans la demande de la direction au lieu de réaliser un examen systématique des opérations et des systèmes de la société. De plus son efficacité est quelque peu limitée du fait que ce groupe rend compte au directeur financier au lieu du directeur général ou encore à un conseil d’administration quand il sera mis en place.

En d’autres termes, avant la restructuration de la Sonatrach en 1982, tout un dispositif sévère de surveillance avait été mis en place et était effectué automatiquement. A partir de 1982, après la restructuration de Sonatrach, le dispositif de surveillance pouvait ne pas fonctionner pendant des années suivant la volonté du simple directeur financier. C’était la porte ouverte aux «affaires» qui ne manquèrent pas de se produire pendant les décennies suivantes.

Puis il eut l’affaire des tankers. Etant donné que, dans les années 70, les compagnies maritimes pouvaient faire varier les prix du fret du simple au double, l’Opep avait encouragé ses membres à se doter d’une flotte de tankers ou de méthaniers, selon le cas. Le Président Boumediene voulut donc doter l’Algérie d’une flotte de tankers pour transporter le pétrole et les produits pétroliers et aussi quelques méthaniers pour le transport du GNL. C’étaient des acquisitions ultra-modernes faites sous le gouvernement Boumediene. La revue Pétrole et gaz arabes du 1er décembre 1981 signalait que la flotte algérienne de tankers atteignait 1 072 700 tonnes.

Or, la même revue du 16 novembre 1997, qui dressait la liste des flottes de tankers des pays de l’Opep, révélait que l’Algérie était devenue le seul pays de l’Opep à ne plus posséder qu’un seul navire, soit un petit transporteur de produits pétroliers de 22 300 tonnes. Il faut savoir que les tankers ont des durées de vie d’au moins vingt ans et que si on n’a plus de pétrole à livrer, on peut toujours les transformer en bateaux de marchandises. Dans des pays véritablement démocrates, les responsables auraient été interpellés par des députés sur ces ventes faites en catimini, dans les années quatre-vingt ; mais l’énigme de la disparition des tankers ne fut jamais déchiffrée.

Et pourtant, Boumediene n’avait pas eu la chance de ses successeurs qui, grâce au second choc pétrolier, virent les revenus tirés des hydrocarbures s’élever à 95,219 milliards de dollars(30) pour la période de 1979 à 1986(31), soit près de quatre fois plus que les 28,307 milliards de dollars pour la période de 1971-1978.

Du 1er au 9 septembre 1973, l’Algérie abritait la conférence des pays non alignés et recevait plus de soixante-dix chefs d’Etat et de gouvernement dans une organisation parfaite louée par la presse étrangère. Boumediene était élu président du mouvement pour trois ans. En avril 1974, il prononçait son célèbre discours à l’ONU en tant que président du mouvement des non-alignés.

«Les richesses du tiers-monde ont été exploitées jusqu’à présent dans l’intérêt des pays riches. Le moment est venu de faire comprendre à ces nations que le colonialisme économique doit disparaître tout comme le colonialisme politique.»(32)

Le nouvel ordre économique international implique que les nantis renoncent à leurs privilèges dans tous les domaines : financier, technologique, monétaire et même alimentaire. Les manipulations monétaires à sens unique affaiblissent les plus pauvres. Boumediene récusait haut et fort ce système édifié dans le seul intérêt des nantis. «Ce système injuste, disait-il, bâti en notre absence.» Bien qu’il sache pertinemment que ce système est très dur à changer, du moins l’essentiel est-il dans un premier temps de «semer des idées».

Le Président algérien avait pris une position en flèche dans le dialogue Nord-Sud. Et effectivement, dans toutes les conférences internationales à partir d’avril 1974, la question du nouvel ordre économique défendu par l’Algérie revenait sur le tapis. Mais l’Amérique désirait bien étouffer la voix de cette Algérie «qui tourne fort à l’Opep et dans le concert du tiers-monde».

D’ailleurs, le président Gerald Ford, dans son discours prononcé le 18 septembre 1974, devant l’Assemblée générale des Nations unies (soit cinq mois après celui de Boumediene) a maladroitement dévoilé que l’essentiel pour les Etats-Unis était de briser, quel qu’en fut le prix, tout mouvement d’émancipation dans les pays du tiers-monde. La menace de l’ombre des Marines planait déjà sur les plages du Golfe.

Alger était devenue une capitale diplomatique, et beaucoup de dirigeants y faisaient un détour pour prendre l’avis du Président Boumediene.

L’un des moments les plus heureux de la vie du Président Boumediene fut celui où il réussit à être l’artisan de la paix entre l’Iran et Irak. Il avait sacrifié toute une nuit de sommeil à réconcilier les deux protagonistes, le chah d’Iran et Saddam Hussein. A la clôture du sommet de l’Opep à Alger, le 6 mars 1975, et en présence du regretté Faysal, roi d’Arabie saoudite, le Président Boumediene fut tout heureux d’annoncer cette réconciliation, ce qui lui valut la médaille de la paix de la part des Nations unies. Il fut le premier et le dernier président du continent arabo-africain à la recevoir. Il faut dire qu’il était doué naturellement pour la diplomatie.

Cette intense activité diplomatique ne l’empêchait pas de visiter très souvent toutes les régions d’Algérie, prenant contact avec les gens simples ; il suivait personnellement les résultats des travaux décidés. En réalisant les promesses qu’il avait faites, il gagna ainsi la confiance et le respect des masses populaires. Il s’intéressait aussi constamment au prix des aliments (légumes, fruits, viandes) qui devaient être abordables. Les bouchers à son époque étaient obligés d’afficher les prix des différents morceaux de viande.

Lisant un jour dans un journal qu’une personne démunie n’avait pu être soignée parce qu’elle n’avait pas la somme nécessaire à son hospitalisation, il institua la médecine gratuite le 28 décembre 1973.

Il était vraiment un bourreau du travail : je le voyais souvent revenir, le soir, avec une pile de dossiers et comme parfois je m’inquiétais de le voir tant travailler, il répondait invariablement qu’il devait connaître à fond ses dossiers, car il ne voulait pas que «des ministres lui racontent des histoires». Il prêtait aussi une attention particulière aux rapports de la Banque d’Algérie pour l’état des réserves ainsi qu’à ceux de Sonatrach.

Je dois confesser que les subtiles analyses politiques auxquelles il se livrait bien des fois devant moi furent toujours confirmées par des événements qui se déroulèrent bien après sa mort.

Plus que jamais, j’ai compris à ses côtés que la mission d’un dirigeant, conçue uniquement pour servir le peuple et non pour jouir des privilèges de la fonction, est un acte d’abnégation continue dont fort peu d’hommes sont capables.

L’amour qu’il vouait à son pays poussa Boumediene, qui haïssait l’injustice, à prendre la défense de ceux qui en étaient les victimes. L’économiste libanais Georges Corm constatait que «le mouvement des non-alignés lui est incontestablement redevable de tous ces programmes à caractère économique pour lesquels il milite et qui se frayent progressivement un chemin dans l’ordre international».(33) Il ajoutait : «Seuls le Turc Mustapha Kemal ou l’Algérien Boumediene auront marqué l’histoire contemporaine avec une telle envergure ; ils n’appartiennent cependant pas directement au Proche-Orient arabe.»

Le résultat de tous ces efforts déployés par Boumediene fut salué par la presse étrangère. C’est Claude Bourdet qui, dans Témoignage chrétien (4-31 décembre 1978) écrivait :
«En 14 ans sous Boumediene, l’Algérie s’est développée, enrichie, elle a accru sa puissance et son influence dans le monde. Une véritable transformation a eu lieu, rien ne la caractérise que ce fait : le pays manque de main-d’œuvre dans de nombreux domaines.»

Dans le Monde diplomatique de février 1979, Pierre Judet constatait : «En moins de vingt ans l’Algérie a pris rang parmi les puissances économiques dont il faut tenir compte en Méditerranée.» Il ajoutait : «Son expérience de développement a pris valeur de test pour le Tiers-monde.»

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je dirais que ­le véritable critère qui permette de mesurer la sincérité de l’attachement qu’un peuple voue à son dirigeant ne réside pas dans les vivats qui le saluent de son vivant, mais plutôt à l’intensité du chagrin qui l’étreint quand un dirigeant disparaît. C’est bien là que surgit la minute de vérité, celle où les masques tombent, celle où il n’y a plus de place pour la flagornerie et la réalité travestie.

En ce qui me concerne, jamais l’expression «l’âme d’un peuple» n’a éveillé en moi de résonances aussi profondes qu’en ces douloureux instants. Jamais, même au moment sacré de l’indépendance, je n’ai senti cette âme aussi vivante, aussi vibrante, aussi bouleversante qu’en ces sombres journées de deuil. A combien de scènes poignantes ai-je assisté au Palais du peuple où le catafalque avait été installé durant trois jours ! Images d’un service d’ordre débordé, se battant contre les grappes humaines qui, sans s’arrêter, prenaient d’assaut les entrées du Palais : hommes, femmes, enfants, vieillards étaient arrosés sans pitié par les lances d’incendie qu’ils bravaient cependant, émergeant tout trempés, mais jamais rebutés. Que d’hommes perdirent leurs souliers dans les allées, que de femmes, leurs voiles blancs, que de gens pleurant, criant : «Boumediene, râissouna mazâl hayy !» (Boumediene, notre Président est toujours vivant !). Et le jour des funérailles, bien que celles-ci fussent retransmises à la télévision en direct, les rues étaient noires de monde : que de visages dégageant une tristesse infinie, que de larmes coulant sans retenue sur les joues des hommes et des femmes ! Que de jeunes gens courant derrière le convoi funèbre se trouvèrent mal, furent piétinés puis emportés par des ambulances. Scènes d’autant plus émouvantes quand on sait que la dignité innée de l’Algérien l’incline à montrer une grande réserve en toute circonstance.

Ce peuple avait ressenti de manière viscérale que son Président avait fait don de sa vie à l’Algérie, car cet homme qui n’avait que mépris pour les fastes du pouvoir avait travaillé sans répit, sans jamais connaître une journée complète de repos, répondant toujours présent à qui l’appelait, quel que fût le moment, gardant toujours une grande simplicité car le pouvoir et le succès ne lui avaient jamais fait tourner la tête.

Son humanité s’étendait à ceux qui, étant chassés de leur pays et menacés, pouvaient trouver refuge en Algérie, «La Mecque des révolutionnaires». Que d’heures passa Boumediene à réconcilier les Palestiniens qui se déchiraient entre eux. Le cœur de Boumediene s’ouvrait à tous ceux dont les droits étaient bafoués. Oui, si la mort de Boumediene fut un drame pour beaucoup, elle fut aussi une délivrance pour ceux qui n’étaient fidèles qu’à leurs propres intérêts.

Chaque fois que des gens me rencontrent en Algérie ou ailleurs, ils m’interrogent tout en s’étonnant : «Comment se fait-il qu’après 45 ans, il n’y ait pas encore de fondation Houari Boumediene ?»

Je leur réponds invariablement :
— «La loi exige que la fondation ait une adresse. Voyez-vous donner l’adresse d’un simple particulier pour un président de l’envergure de Boumediene ?»

Ils persistent dans leur questionnement :
— «Alors pourquoi l’Etat algérien ne désigne pas un siège qui soit digne de lui, ne serait-ce qu’en concession pour cette fondation ?»
Je réponds invariablement :
— «Il faut poser cette question au président de la République. Un siège serait en effet mon plus cher souhait car je pourrais y léguer la bibliothèque de Houari Boumediene et la mienne, les albums de photos et d’autres souvenirs du Président.»

La réponse appartient au président de la République.

A. B. 

(30) Chiffres communiqués par Sonatrach
(31) 1986 : année où s’effondre le prix du pétrole
(32) Interview donnée au New York Times Magazine april 23/1978, p.18
(33) Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté Ed La Découverte 1984 pp. 73 et 44



21/02/2024
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