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Histoire du Reggâm Bouazza Meziane, par Kouadi Amokrane - 1912

Bouazza Meziane ben Chérif est actuellement le reggâm le plus renommé de la région de Sétif.

 

Il est né, vers 1850, à Arassa, douar Béni-ourtilane, commune mixte du Guergour ; il est donc d’origine kabyle.

 

Issu d’une famille maroubitique, il s’adonne de bonne heure à l’étude du Coran. Vers l’âge de 18 ans, il sait par cœur le Livre saint et est appelé à l’enseigner à son tour dans une famille du douar El Hemama, commune d’Ain Roua.

 

Pendant son séjour à El Hemama, la famille au service de laquelle il est employé fait venir un reggâm qui doit lui exécuter un tapis.  Ce reggâm, originaire du douar Bougaa, commune du Guergour, se nomme Tahar Ben Zouina.

 

Le tâleb Bouazza a de nombreux moments de loisirs ; il se plait à les passer avec le reggâm Tahar dont il suit tous les mouvements, lorsque celui-ci  noue les moquettes sur les fils de chaîne ; de temps en temps, il demande même des explications à l’ouvrier, il s’intéresse tellement à la confection du tapis, qu’il est bientôt admis à y prendre part ; il réussit à merveille dans ce genre de travail et devient un bon artisan au moment où le tapis est terminé.

 

Aussi, dès l’expiration de son engagement auprès la famille chez laquelle il est employé, il abandonne la profession de tâleb pour se livrer à celle de reggâm.

L’apprentissage si rapide de Bouazza Meziane est expliqué par les indigènes de la manière suivante :

 

Dans sa jeunesse, Bouazza se serait rendu auprès d’un Marabout très vénéré de la région de Sétif. Ce marabout lui aurait remis une petite baguette en lui disant : « tiens, voici de quoi vivre ». Pensant que cette baguette représentait un porte plume, Bouazza se fit tâleb. Mais après avoir travaillé aux côtés de Tahar ben Zouina, il supposa que la baguette à lui remise par le Marabout, pouvait bien désigner la « couciva », morceau de bois avec lequel les tisseurs tassent les rangées de moquettes. A partir de ce moment, Bouazza n’eut plus aucune hésitation, il se fit reggâm.

 

Nous sommes alors vers 1869. A cette époque, la fabrication de tapis est assez importante ; elle est pratiquée par une dizaine de spécialistes constamment occupés dans la région de Sétif par de riches familles arabes. On répète des modèles locaux peu intéressants, parait-il. Cependant, pendant la guerre de Crimée, les modèles changent. Un Spahi de Sétif, Mohammed ben Lekhloufi, de retour d’Orient, rapporte un petit tapis de Turquie. Cet objet est examiné avec curiosité par deux reggâms associés, Si Salah ben Laâbed et Mohammed Said el Yahyaoui, du Guergour ; ayant été trouvé supérieur aux produits similaires jusqu’alors fabriqués dans le pays, tant au point de vue de la fabrication que celui du décor et du coloris, il est bientôt copié par les deux reggâms. Ceux-ci mettent Bouazza au courant de leur technique ; Bouazza ne tarde même pas à devenir l’associé de Si Salah ben Laâbed. Un nouveau genre de tapis est dès lors créé (1).

 

Bouazza exécute son premier tapis vers 1869 chez le nommé Si Ali ben Saâdi, du douar El Hemama, commune d’Ain Roua. Il en fait deux autres dans le Guergour avant l’insurrection de 1871. Il interrompt ensuite son travail pendant tout le temps que dure l’insurrection.  Après la soumission des rebelles, il est appelé à Ain Abessa où il tisse son quatrième tapis. Vers 1873, il se rend chez le cadi Douadi ben Kaskes, de la tribu des Ameur Guebala (El Eulmas), où il est retenu pendant quatre ans et fabrique une douzaine de tapis. Sa renommée est alors universelle dans la région ; il ne cesse pas de travailler, toujours à domicile ; les riches familles arabes (les kabyles qui en font faire des tapis sont très rares) l’appellent et le retiennent successivement ; il parcourt en tous sens les communes de Sétif, des El Eulmas, des Rirhas, des Maâdid, d’Ain Abessa, d’Ain Roua, du Guergour, de l’Oued Amizour même, laissant partout des spécimens de son travail, spécimens dont le nombre atteindrait aujourd’hui cent cinquante environ.

 

Actuellement Bouazza Meziane exerce toujours le métier de reggâm. Lorsqu’il travaille, il n’a pas de modèle sous les yeux ; il sait par cœur tous les dessins qu’il reproduit. Ses modèles se répètent constamment ; il dispose toutefois d’arrangements divers qui lui permettent de tisser des pièces de cinq ou six largeurs différentes. Il est capable de reproduire n’importe quel dessin, pourvu qu’on le lui mette sous les yeux. La plupart de ses productions sont datées et beaucoup portent, en caractères arabes, le nom du propriétaire qui les ont fait exécuter.

 

Le propriétaire qui veut faire faire un tapis fournit la matière première, chaine et trame, toute prête à être mise en œuvre. Quand le reggâm arrive, il teint lui-même la laine et emploie presque toujours, pour cette opération, des teintures végétales. Pour les pièces de largeur habituelle, deux mètres environ, le salaire du reggâm est connu à l’avance ; on ne fait donc pas de prix. Ce salaire est de dix francs par coudée, c'est-à-dire vingt francs le mètre courant dans le sens de la longueur du tapis. Pour les pièces ayant plus ou moins de deux mètres de large, on fixe au préalable le salaire à attribuer au reggâm. Celui-ci est en outre nourri et logé par l’employeur. Une femme enfin, payée par ce dernier ou appartenant à la famille, seconde le reggâm : elle se place en arrière du métier, passe les duites et les tasse au peigne. 

 

C’est une vraie petite fête que le tissage d’un tapis chez les indigènes. Le jour où l’on commence le travail, il est d’usage d’égorger un mouton ; on en égorge un second quand le tisseur est au milieu de son travail, et un troisième lorsque le tapis est terminé. Le reggâm a le droit à la moitié de chaque mouton ainsi égorgé ; si sa famille est à proximité de l’endroit où il travaille, il emporte la moitié de la viande ; s’il est loin des siens, on lui donne la valeur en argent.

 

De nos jours, les reggâms se font de plus en plus rares ; les anciens disparaissent sans laisser de successeurs, car ils ne font plus d’apprentis. C’est ce qui arrivera pour Bouazza Meziane lui-même. Sa belle technique sera à jamais perdue et la fabrication du tapis de haute laine anéantie dans la région du Guergour, si l’administration ne l’utilise pas avant sa mort – il a aujourd’hui 62 ans – à la formation de nouveaux élèves.

 

(1)   C’est le genre que nous désignons sous le nom de « tapis du Guergour ». Le musée d’art musulman de Mustapha-Supérieur en renferme deux importants spécimens. Nous avons rencontré d’autres exemplaires très nombreux dans la plupart des riches familles indigènes des communes  mixtes du Guergour, des Maâdid, des El Eulmas et des Rirha – Ricard Prosper.   

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NB/ Cet article, intitulé « L’histoire du reggâm Bouazza Meziane » de Kaouadi Amokrane, est publié dans le numéro 202 d’avril-juin 1912 du Bulletin de l’enseignement des indigènes de l’Académie d’Alger, précédé par une brève note de Prosper Ricard, alors inspecteur des enseignements artistiques et industriels à Alger, sur les « reggâms algériens ».

 

Kouadi Amokrane était instituteur à Arassa, village natal de Bouazza Meziane, près de Béni Ourtilane, au nord de la wilaya de Sétif.

 

 

Capture tapis.JPG
Tapis du Guergour avec le nom du propriétaire

 



04/01/2020
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